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Reportage dans le plus grand cimetière marin : Lampedusa, ci-gît des milliers de bateaux de migrants !

 

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Elle est devenue tristement célèbre. Située au sud de l’Italie, Lampedusa est une île très proche de l’Afrique. Depuis 1992, elle a enregistré un grand nombre de migrants qui, par des embarcations de fortune, sont entrés au pays de Berlusconi. Reportage…

Le quinqua respire la vie, des yeux de charmeur qui pétillent comme des bulles, une peau bronzée par les rayons du soleil. Lunettes de soleil accrochées aux oreilles, l’homme débite des phrases en italien et lâche un grand sourire. Comprenez que c’est un chauffeur de taxi qui fait son opération coup de charme. Et il s’appelle Emmanuel. Chauffeur privé, il a la confiance du personnel de l’aéroport, qui le recommande souvent aux gens. La recommandation faite, la voiture de «Manuel» se dirige à l’intérieur de l’île. Posée à 205 km de la Sicile (Porto Empedocle), 167,2 km de la Tunisie (Ras Kaboudia), 220 km de Malte(Punta Delimara) et 355 km de la Libye (Tripoli), Lampdusa est une île italienne d’une superficie de 20,2 km2 et peuplée par moins de 6 000 habitants. Avec ses petites ruelles goudronnées, Lampedusa susurre des mots de bienvenue sous le vrombissement des scooters, utilisés par la majorité des jeunes de la localité. La voiture avance, roule entre les venelles entremêlées et dépassent de jolies maisons aux couleurs gaies et éclatantes. Sauf que pour les Africains, Lampedusa symbolise l’horreur, c’est une plage souvent jonchée de cadavres de noirs, de destins d’Africains échoués sur la berge des eaux mangeuses d’âmes…

 

Un cimetière de bateaux, preuve du passage des migrants

Ce jour-là, à Lampedusa, la vue est belle. Capturée derrière un appareil photographique, l’image affiche plusieurs lignées de bateaux blancs qui, tangués jusqu’en bordure de mer, se balancent doucement dans les eaux marines. Mais, un clin d’œil à gauche du Port, gâche toute la beauté idyllique du paysage. Et il faut écarquiller les yeux ou se pincer pour ne pas se croire dans un rêve. Ils sont là. Comme des cercueils sur un grand terrain vague. Des bateaux sont entassés en face de la mer. Du moins, ce qui reste de leurs carcasses. De ces embarcations de fortune, naguère pleines de migrants africains qui, depuis 1992 atterrissent à Lampedusa, il ne reste plus grand-chose. Et cette mer de Lampedusa, plus grand cimetière marin du monde, aurait, si elle pouvait parler, avoué le nombre de jeunes, hommes, femmes et enfants qu’elle a engloutis. Elle aurait regretté le nombre de fois qu’elle a, dans ses entrailles glaciales, avalé ces hommes chassés par la guerre, la pauvreté et autres misères de la vie africaine.

En silence, Lampedusa confesse ses meurtres. Et son plus grand massacre a été celui du 03 octobre 2013. Ce jour-là, un chalutier en mauvais état a quitté Tripoli (Libye) depuis le premier octobre 2013 avec environ 500 personnes à bord, en grande majorité des Somaliens et des Érythréens. Il rencontre des difficultés à la suite d’une panne de moteur à moins de deux kilomètres de l’île.

Il est environ sept heures du matin et il semble que l’avarie ait entraîné une fuite de fuel qui se répand sur le pont. Faute d’autres moyens, un passager a l’idée de mettre le feu à une couverture pour alerter les bateaux, présents dans la zone. Mais le fuel s’enflamme et pour s’en écarter, certains se jettent à l’eau, les autres se précipitent d’un seul côté du navire, qui, ainsi déséquilibré et se retourne brusquement. Des pêcheurs, entendant des cris, s’approchent du lieu du naufrage, réussissent à sauver quelques personnes et appellent au secours les garde-côtes. Mais, à leur arrivée, il y a déjà beaucoup de victimes autour et sous le navire, qui gît par quarante mètres de fond. Seules 155 personnes sont sauvées et les plongeurs ont beaucoup de mal à remonter les corps dans les jours qui suivent. L’un des passeurs, un Tunisien, reconnu par des rescapés, est arrêté. Ce drame qui a été relaté dans la presse mondiale, avait ému l’humanité entière.

 

«Nous avons peur que les migrants nous filent Ebola»

Il y a 17 jours, la commémoration de ce drame a été faite sans flonflons. A Lampedusa, les populations se souviennent de ces 366 victimes. Fredo s’en souvient et s’en désole. La trentaine, le jeune homme dont la mère est Française, parle un français lamentable. Son cousin, Pino, qui a l’habitude d’aller à Paris où il a de la famille, joue les interprètes. Pour Fredo : «L’Italie c’est de l’autre côté, nous, on est en Afrique.» Parlant de l’immigration, il déclare : «Nous ne sommes pas contre l’immigration, encore moins contre les immigrés qui transitent par ici. Mais ce qui est triste c’est le fait qu’il y ait beaucoup de morts. Des femmes et des enfants sont dans les bateaux et c’est vraiment triste qu’ils soient contraints de vivre ça. C’est triste qu’ils meurent ainsi. D’ailleurs, les habitants font au centre des dons en habits et en vivres pour les migrants.»

Au restaurant «Wicha Beach» de la plage, le jeune homme est appuyé par son cousin, Pino. Foulard rouge attaché à la tâche, Pino, «Le pirate», déclare : «Lampedusa est une île qui n’a pas d’infrastructures, donc pas de douane. Les gens entrent comme ils veulent et c’est ce qui fait qu’elle est si convoitée par les gens qui veulent aller en Europe.» Et à l’image du monde, Manuel et son ami, un vieux musicien, ont peur que «les migrants (leur) filent le virus Ebola.» Mais pour Pino, «c’est impossible car ces immigrés, les populations de Lampedusa ne les voient jamais. C’est en mer que le bateau militaire les récupère avant de les conduire au centre de rétention de Lampedusa», déclare Fredo.

 

Les militaires du centre de rétention de Lampedusa : «Non, pas de journalistes !»

Au centre, c’est le calme plat. L’omerta totale. Construit dans une zone inhabitée, il est gardé par des militaires qui surveillent les entrées et sorties. Aujourd’hui, ils sont cinq à la porte : trois hommes et deux femmes. En tenue, ils ont le regard froid et fixe. Ce regard ne fléchit pas. Et c’est la dame qui écoute attentivement les explications de Manuel, interprète du jour, avant de rétorquer, ferme. «Non, pas de journalistes», dit-elle en italien. Mais il faut relancer pour avoir la chance de franchir la grande porte grise. Une relance qui réussit à faire venir le chef de ce pool de militaires. Seulement, la réponse ne change pas : «Non, dit-il». Et sans chercher à en savoir plus, il tourne les talons et passe à autre chose. La messe est dite, avec des chants qui sonnent mal à l’oreille. Et l’ex sénatrice, Angela, donne une explication : «Il faut une autorisation de la préfecture avant d’entrer dans le centre et c’est toute une procédure.» Bon, l’immersion dans ce centre qui a vu des Africains, en majorité des Tunisiens, Libyens, Erythréens, ne se fera pas. Une autre fois peut-être. Cependant, un détour pour avoir une vue de haut du centre géré par l’association «Miséricorde», est tenté. Et le tour est joué. L’île forme une impressionnante falaise, le centre, lui, donne l’impression d’être au fond d’un trou entouré de cailloux. L’endroit est sec comme un désert. Un coup d’œil en bas permet d’apercevoir, 1, 2, 3…5 bâtiments. C’est le centre. C’est dans ce centre que des immigrés sont accueillis, désinfectés, avant d’être remis le lendemain dans un bateau et envoyé dans les autres centres d’accueil d’Italie.

 

Un interprète du centre : «La veille, un bateau provenant de la Tunisie est arrivé, le lendemain, les immigrés ont été transférés»

Accroché dans l’île, Dott Znati Wissem, interprète au tribunal civil et pénal du tribunal de Rome, confirme l’information reçue. «Oui, la veille, 13 octobre 2014, un bateau provenant de Tunisie est arrivé. Il y avait des Syriens et des Libyens qui, en général, paient jusqu’à 1000 euros (environ 650 000 FCfa) aux passeurs. Le lendemain, ils ont été transférés dans les autres centres du pays. Lampedusa est juste un lieu de transit vers les autres centres. Les migrants ne restent qu’une nuit. Il y a des Sénégalais qui passent par Lampedusa, mais ils ne sont pas nombreux. Un jour, on a eu un couple gambien qui s’est dit gay pour convaincre la commission. C’est avoir du cran que de se dire gay. Forcément, ils ont eu le statut de réfugiés politiques car on sait que dans ce pays (Gambie), ils sont en danger.»
Pour l’Arabo italien, le centre a une capacité de 4000 personnes, mais quand il y 3 trois bateaux par jour, le nombre dépasse largement la norme. Et il pense que les autorités sont en train de trouver des solutions, car le bateau chargé d’envoyer tout ce beau monde dans les villes italiennes ne peut contenir ce nombre. Dans cette île où on ne voit aucun noir, une famille sénégalaise crèche. C’est l’interprète qui le dit. «Il y a une famille sénégalaise à Lampedusa, une famille tunisienne, une autre chinoise. Dans la famille sénégalaise, il y a la maman, le papa et le fils, qui étudie dans le nord. Pendant les vacances, il revient et travaille dans l’île pour avoir de quoi préparer son année scolaire.» Mais dans la rue, on ne croise aucun noir. A la Via de Roma, allée principale de Lampedusa, non plus. Et la famille sénégalaise est restée dans l’ombre. Lampedusa, elle, continue à engloutir des migrants, dont la seule ambition est de fuir la guerre, la famine, la sécheresse. Dans ses entrailles, elle continue d’avaler des vies en brisant des rêves…

 

 T. Marie Louise Ndiaye

 

TEMOIGNAGE- M. D, 31 ANS, RACONTE SON LONG PÉRIPLE QUI L’A CONDUIT À LAMPEDUSA

«J’ai dit aux enquêteurs que c’est à cause de la rébellion casamançaise que j’ai fui le Sénégal…»

Sabakha, la guerre libyenne, les bombes la nuit. Il est des rares Sénégalais qui ont atteint le sol européen via Lampedusa. Lui, c’est M.D. Il a un débit rapide et un langage cafouillé. On lui donnerait 25 ans. Mais M.D n’est plus si jeune. Et dans sa vie, il a vécu des moments qu’il aurait aimé enfouir dans le coffre-fort de sa vie. Ces moments, il les raconte avec de petits yeux bridés. «Je suis de Kolda et je suis né en 1983. C’est clandestinement que je suis venu en Italie. Ma vie, c’est toute une histoire. J’ai quitté le Sénégal en 2007. En passant par la route, je suis entré au Mali, puis en Algérie, avant d’arriver en Libye où j’ai passé 5 ans. C’est en 2011 que j’en ai été chassé par la guerre. C’était horrible. Je vivais à Sabakha et la nuit, on entendait les bombes et les missiles des avions venus protéger les Libyens. On nous bombardait et j’ai frôlé la mort. Je voulais revenir au Sénégal, mais j’ai eu cette opportunité et je l’ai saisie. J’ai quitté Sabakha pour Tripoli, ensuite, on a pris la mer et j’ai payé 800 dollars (environ 360 000 FCfa). Dans le bateau, on devait être 120 personnes, mais 180 personnes ont embarqué. On a quitté le jeudi à 00 heure, avant d’arriver le vendredi à 07 heures du matin…

Les trois bateaux qui étaient derrière nous avaient tous chaviré. Au cours du voyage, le capitaine avait installé la peur en disant que le bateau était en surnombre, mais que Dieu merci, on était un groupe discipliné. C’était un voyage difficile. Nous avions peur de faire un accident car les trois bateaux qui étaient derrière nous avaient tous chaviré, alors que nous avions quitté ensemble Tripoli. Ils ont tous disparu dans les eaux, seul notre bateau est arrivé à Lampedusa. C’était le 13 mai 2011. A l’arrivée, on a trouvé d’autres immigrés. Le lendemain, on nous a acheminés via un bateau à Napoli. On était nombreux. De Napoli, on nous a scindés en groupes de 80 à 90 personnes. Moi, on m’a emmené dans un centre qui est au Sud de l’Italie. 6 mois plus tard, on m’a présenté à la commission. Je venais de la Lybie, mais comme je suis un Sénégalais, ils m’ont demandé pourquoi j’ai quitté le Sénégal pour l’Italie. Au Sénégal, tout le monde sait qu’il n’y a pas de guerre. Je leur ai dit que c’était à cause de la rébellion en Casamance que j’ai fui le Sénégal. Mais ils ne m’ont pas cru et m’ont donné le statut humanitaire pour 1 an renouvelable. Mais je ne suis pas resté longtemps en Italie, je suis parti en Belgique, précisément à Bruxelles. Aujourd’hui, je travaille dans le bâtiment. Et c’est pour renouveler mes papiers que je suis là. J’ai quitté l’Italie, parce que je ne parlais pas la langue et les Belges sont moins racistes que les Italiens. Maintenant, ma situation s’est stabilisée. Il faut que les gens sachent que si on est en Europe, c’est pour travailler, investir et permettre aux jeunes qui sont au Sénégal de pouvoir venir ici. C’est notre seul objectif. J’ai quitté mon pays depuis 2007. 7 ans sans voir ma famille! J’espère venir en vacances en Janvier 2015. S’il plaît au Bon Dieu…»

L’Observateur

 

REWMI, le 20 octobre 2014