Le rebond spectaculaire du nombre de migrants arrivés illégalement sur l’île italienne de Lampedusa provoque des tensions entre Rome et Tunis. Kais Saied se retrouve en première ligne pour gérer la crise.

 

Le 3 août, le président tunisien Kais Saied s’est rendu dans les villes côtières de Monastir et Mahdia pour inspecter les installations de la Garde nationale permettant la surveillance du littoral. 

Dans une vidéo diffusée par les services de la présidence, on voit le locataire de Carthage revenir longuement sur l’immigration clandestine et ses multiples causes. 

En plus des raisons économiques (chômage endémique, mauvaise répartition du travail au niveau international) et géopolitiques (restriction de la liberté de circulation des ressortissants des pays du Sud), Kais Saied estime que le rebond spectaculaire du nombre de migrants arrivés illégalement sur l’île italienne de Lampedusa en provenance des côtes tunisiennes (963 entre le 9 et le 12 juillet sur un total de 8 000 depuis le début de l’année) fait partie d’une opération de déstabilisation le visant personnellement. Fidèle à son habitude, le président est resté vague quant aux auteurs de cette machination.

Ce déplacement présidentiel intervient alors que des tensions diplomatiques s’installent entre Tunis et Rome.

Le 27 juillet, la ministre italienne de l’Intérieur, Luciana Lamorgese, a effectué une visite de travail en Tunisie où elle a rencontré le président Kais Saied, le chef du gouvernement sortant Elyes Fakhfakh et Hichem Mechichi, actuel ministre de l’Intérieur, chargé de la formation du futur gouvernement

La teneur des discussions a porté sur la forte reprise des traversées clandestines de la Méditerranée depuis la fin du confinement lié au coronavirus. En dépit des précautions diplomatiques d’usage, les déclarations de Lamorgese ont sonné comme un avertissement. 

La responsable s’est dite préoccupée par l’augmentation des flux migratoires depuis la fin de la première vague du COVID-19. Elle a rapporté par ailleurs que des ressortissants tunisiens arrivés à Lampedusa avaient cherché à se soustraire à la quarantaine obligatoire imposée aux migrants. 

Son collègue des Affaires étrangères, Luigi Di Maio, s’est engagé à systématiquement rapatrier les Tunisiens qui débarqueront en Italie, estimant que, contrairement à une Libye en proie à la guerre civile, la Tunisie est un pays sûr avec un gouvernement reconnu. 

Les autorités italiennes ont également décidé de passer à la vitesse supérieure en organisant des rapatriements par voie aérienne et maritime. Elles ont, enfin, décidé de suspendre l’aide au développement de 6,5 millions d’euros à destination de la Tunisie. 

Pourtant, la pandémie avait jusqu’ici plutôt rapproché les deux capitales. 

En mars, alors que la péninsule souffrait du manque de solidarité de ses voisins européens, la Tunisie avait dépêché une équipe médicale en Lombardie. Rome avait pour sa part octroyé une aide de 50 millions d’euros pour soutenir les autorités sanitaires tunisiennes. 

La Tunisie entretient habituellement de bonnes relations avec son voisin du nord. En janvier 2020, la balance commerciale était excédentaire en faveur de la Tunisie avec 36,5 millions de dinars (11,3 millions d’euros), soit une croissance 2,7 %. 

Et le fait que l’Italie soit un membre fondateur de l’Union européenne, premier partenaire de la Tunisie, a sans nul doute expliqué la réaction d’un Kais Saied soucieux de ne pas froisser Rome.

Mais pour la Tunisie, cette crise diplomatique surgit au moment où le pays est embourbé dans une crise politique doublée d’une incertitude sur les conséquences d’un confinement qui a mis à mal une économie déjà exsangue. 

« Pas la solution miracle »

Alors que le gouvernement est démissionnaire depuis le 15 juillet, Elyes Fakhfakh a démis le ministre des Affaires étrangères, Noureddine Erray, le 24 juillet. Cette décision passée inaperçue n’a pourtant pu être prise qu’avec l’aval du président de la République, qui est constitutionnellement le chef de la diplomatie. 

De plus, le ministre de l’Intérieur, de qui dépend la police des frontières, est chargé de former le futur gouvernement. Dès lors, le chef de l’État se retrouve en première ligne pour gérer cet épineux sujet.

Et son action n’est pas du goût de tout le monde. Ainsi, le député Yassine Ayari s’est-il ému que Kais Saied emploie des termes comme « émigration clandestine ». L’élu des Tunisiens du nord de la France regrette que le président continue à jouer les garde-frontières des pays européens et l’encourage à engager un bras de fer avec les Italiens pour les forcer à mieux répartir les richesses. 

Cette image du garde-frontière rappelle l’accord « d’immigration choisie » signé entre la France de Sarkozy et la Tunisie de Ben Ali en 2008. Une convention qui explique sans doute le soutien jusqu’au bout de la France au régime du président déchu. 

Pour Yassine Ayari, le rapport de force n’est pas du côté des Italiens et les quelques miettes accordées à la Tunisie pour qu’elle joue les garde-frontières ne représentent rien par rapport au flot de jeunes chômeurs qui pourraient débarquer sur les côtes nord de la Méditerranée. 

Le jeune parlementaire fait sans doute référence à la stratégie entreprise par le président turc Recep Tayyip Erdoğan depuis 2015 pour obtenir des aides substantielles de la part de l’Union européenne en gardant en contrepartie sur son territoire des milliers de migrants syriens.

Le député Majdi Karbai (Courant démocrate) estime pour sa part que les autorités tunisiennes doivent avant tout se soucier du traitement infligé à leurs ressortissants. Cet élu de la circonscription des Tunisiens résidant en Italie a travaillé pour les ONG Save the Children et Médecins sans frontières et connaît les conditions de rétention des migrants. 

Contacté par Middle East Eye, il déplore l’inaction de la diplomatie dans l’affaire des près de 1 000 Tunisiens retenus dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au nord du Maroc. 

L’élu explique l’augmentation du nombre de Tunisiens candidats à l’exil par la guerre en Libye et la fermeture des frontières algériennes depuis le début de la crise sanitaire. Comme le président de la République, il estime que les Européens doivent davantage participer au codéveloppement et ouvrir les frontières. Une solution qui peut paraître utopique mais qui donnera, selon lui, des résultats à moyen terme. 

« À Lampedusa, j’ai eu l’occasion de discuter avec plusieurs migrants qui, une fois arrivés en Europe, regrettent d’avoir pris autant de risques pour un eldorado qui s’avère être un mirage », témoigne-t-il. « En ouvrant les frontières, on permettra aux jeunes de constater que l’Europe n’est pas cette solution miracle. »

La question migratoire fait partie des dossiers les plus complexes de la Tunisie postrévolutionnaire. En plus de l’immigration clandestine, les autorités doivent gérer à la fois la « fuite des cerveaux » et la problématique des disparus en mer (504 personnes entre fin 2010 et 2012 selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux). 

Problème : l’instabilité politique n’aide pas à trouver des solutions pérennes à ce fléau qui touche la jeunesse tunisienne. Alors que le futur gouvernement Mechichi n’est toujours pas formé et que le nombre de cas de COVID-19 repart à la hausse, une délégation comprenant les ministres italiens de l’Intérieur et des Affaires étrangères ainsi que les commissaires européens des Affaires intérieures et du Voisinage et de l’Élargissement s’est rendue à Tunis le 17 août et a rencontré le président Saied. 

D’après les déclarations officielles données à l’issue de la réunion (qui portait sur la lutte contre la migration clandestine et les passeurs, l’aide au développement et la facilitation de l’octroi de visas), la révolution dans ce domaine n’est pas pour demain.

 

Par Hatem Nafti, publié sur Middle East Eye le 21 août 2020.

Photo: Des migrants de Tunisie et de Libye arrivent à bord d’un bateau italien des garde-côtes sur l’île de Lampedusa le 1er août 2020 (AFP)