La troisième ville de Côte d’Ivoire a été la plaque tournante des départs clandestins. Le phénomène a ralenti, mais la jeunesse au chômage reste désœuvrée.

 

Anthony Aubry ajuste son casque et prend la parole d’une voix aussi gaie que sa chemise bariolée : « Bienvenue dans l’émission “Entre nous jeunes !” Vous le savez, lorsqu’il est 10 heures sur la radio Yackoi Djôlô de Daloa, les jeunes s’installent pour donner leur avis. » Chaque lundi et jeudi, cet étudiant en droit de 22 ans anime cette radio communautaire bénévole de Daloa, troisième ville ivoirienne à près de 400 km au nord-ouest d’Abidjan. Au programme : l’immigration clandestine, dont la ville, jadis destination des migrants internes et frontaliers, pâtit depuis près de dix ans.

Le phénomène a atteint son pic entre 2014 et 2017, la cité devenant la plaque tournante des départs illégaux de Côte d’Ivoire. Chaque jour, une centaine de jeunes de la ville et de tout le pays commençaient leur « aventure » pour aller « de l’autre côté » ou « derrière l’eau », comme on dit ici. Un voyage éprouvant, de la route à travers le Sahara jusqu’aux côtes libyennes, avant de monter sur un petit pneumatique surchargé censé traverser la Méditerranée.

Partir, un « effet de mode »

Malgré les invitations répétées d’Anthony, les auditeurs n’appellent pas. À Daloa, on semble las de ces antiennes moralisatrices. Alors Yannick Zolo, étudiant invité de l’émission, résume l’état d’esprit ambiant : « Si j’ai la possibilité de faire des études, de manger à ma faim et d’avoir un toit, je ne vais pas abandonner tout cela pour partir ! »

Partir, c’était pourtant le projet de Hamed. Pas vraiment un rêve, plutôt un « effet de mode », comme l’avoue ce migrant de retour. À 33 ans, il est aujourd’hui blackiste, c’est-à-dire revendeur de téléphones de seconde main au « black », le petit marché noir de Daloa. À côté de lui, ses collègues par dizaines font les malins avec leur moto et leur jean slim déchiré. « Moi, on m’appelle le requin », frime l’un d’eux, s’avançant dans une ruelle défoncée et jonchée de déchets.

Hamed s’assoit un peu à l’écart pour raconter son histoire, sa voix recouvrant à peine la musique à plein volume diffusée par la boutique d’en face. « Je suis parti en 2014. Je discutais sur WhatsApp avec mes amis qui étaient déjà arrivés en Italie. Ils m’ont raconté que la traversée, ce n’était pas facile. Mais quand tu parles des risques à quelqu’un qui a la tête haute, il refuse de les entendre. Moi, je voulais simplement enlever mes parents de la souffrance. » À Daloa, on entend d’ailleurs ce slogan : « Je préfère mourir dans la mer que d’avoir honte devant ma mère. »

Tortures dans les geôles libyennes

Hamed tapote frénétiquement une clé sur son index et évoque son séjour dans les geôles libyennes, où des milliers de migrants ont été victimes de torture. « Là-bas, c’était très difficile », élude-t-il. Le jeune homme finit par abandonner son projet européen : « J’ai vu la réalité, c’est mieux d’être chez soi que de partir souffrir ailleurs », se dit-il. Il fait alors demi-tour, plus d’un an après être parti, et entreprend la traversée inverse seul. De retour à Daloa, c’est la double peine. « Mes amis me traitaient de” maudit”, me disaient que j’avais fui à la vue de l’eau. » Hamed s’est réinséré petit à petit grâce à un prêt associatif de 450 € pour reprendre son activité de blackiste.

La dissuasion auprès de ses amis n’est pas si efficace qu’escomptée. Car chacun estime avoir sa chance. Adama, maillot de basket sur le dos, est parti en 2017 malgré les avertissements de Hamed. Son rêve s’est brisé le jour de la traversée de la Méditerranée. « C’était un vendredi, je crois bien, à minuit, retrace-t-il. Au bout de deux heures, le bateau a déconné. L’eau rentrait et le carburant a commencé à nous brûler. » Adama remonte son jean et dévoile les cicatrices sur ses jambes. Il finit par être rapatrié par l’Organisation internationale pour la migration (OIM), financée par l’Union européenne. Au retour, il se cache. « Je suis resté un mois à Abidjan. Revenir les bras ballants, c’est honteux », pense-t-il. « C’est Hamed qui m’a donné le courage de rentrer. »

Une réinsertion difficile

Pour d’autres migrants de retour, la réinsertion peut être d’autant plus compliquée que le marché du travail à Daloa offre peu d’opportunités. Directeur de l’Agence emploi jeunes de la ville, Yaya Koné a monté 21 dossiers dans le cadre d’un programme du ministère de la promotion de la jeunesse et de l’emploi. Les « retournés » devaient bénéficier d’un prêt à l’entrepreneuriat de 1 500 € chacun, or « l’argent n’est jamais arrivé », accuse-t-il. Il a finalement été récupéré dans un autre programme lancé en début d’année, bénéficiant à plus de 400 personnes.

Mais face aux dizaines de milliers de jeunes demandeurs, l’agence semble dépassée. D’ailleurs, le directeur n’en revient pas : sa propre nièce vient aussi de quitter la Côte d’Ivoire pour tenter de rejoindre clandestinement l’Europe. « Elle avait un BTS en ressources humaines, elle était encore ici il y a cinq jours ! », s’exclame-t-il, la voix aiguë de surprise.

L’inadéquation entre les formations et le marché du travail, tout comme le manque de perspective, sont des causes profondes à traiter, selon Kouassi Mafou, géographe spécialiste des migrations en Côte d’Ivoire. « Les jeunes veulent quitter cette zone où il y a peu d’espoir en termes d’opportunité », explique-t-il en se rendant dans un foyer de départs, le quartier Abattoir qui s’étend sur des kilomètres de piste.

Les risques de l’immigration clandestine

Au-dessus des boutiques et ateliers mitoyens salis par la poussière ocre pendouillent des paquets de fils électriques à l’air libre. Le quartier se développe de façon anarchique et les infrastructures peinent à suivre, hormis la construction récente d’un centre sportif. « Quand on vit dans un quartier pareil, c’est évident qu’on a envie de partir », grince Kouassi Mafou.

Ces dernières années, des ONG internationales, notamment italiennes, se sont implantées. Objectif : accompagner certains migrants de retour grâce à un appui financier à l’entrepreneuriat, mais aussi sensibiliser aux risques de l’immigration clandestine. Or Kouassi Mafou est catégorique : ce dernier dispositif est « inefficace ; du moins il n’a pas encore porté ses fruits ».

De nombreux jeunes ont tendance à voir la prise de risque comme un challenge. Le géographe prend l’exemple de la projection d’un film sur les dangers de la traversée en mer. « Au moment où le bateau chavire et les gens sont en train de se noyer, les jeunes ont commencé à scander :”C’est là qu’on voit le garçon !” Et cette nuit-là, il y a eu des départs. » Kouassi Mafou pointe la dimension « mystico-religieuse » : les candidats au départ consultent des « guides religieux, chrétiens comme musulmans, qui les poussent à partir », espérant sûrement un retour sur investissement pour la communauté.

Démantèlement de réseaux de passeurs

Une récente enquête auprès d’un millier d’habitants de ­Daloa lui a montré que 80 % d’entre eux trouvaient que la migration était un bon projet. Les investissements des Ivoiriens arrivés en Europe y sont sûrement pour quelque chose. De petites maisons sont transformées en villas. Daloa compte même deux « cités des benguistes » (expatriés), dans lesquelles ils construisent des habitations.

Le flot de départs depuis Daloa s’est tari en 2019, conséquence de la sensibilisation mais aussi de la répression avec le démantèlement de réseaux de passeurs. Pourtant, les tensions à l’approche de l’élection présidentielle, prévue le 31 octobre, inquiètent de nombreux observateurs. Une nouvelle période d’instabilité politique serait un facteur aggravant de la crise migratoire.

 

Publié le 26 octobre 2020 sur RLF Media.

Photo : Amandine Réaux (à Daloa, Côte d’Ivoire)