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Navi Pillay, Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme, a adressé une lettre à Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée nationale constituante, dans laquelle elle appelle au renforcement de la protection des droits de l’Homme dans la nouvelle Constitution et la réaffirmation des obligations de la Tunisie au regard du droit international. Nous la reproduisons in extenso.
Excellence,
Le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (Hcdh) suit avec la plus haute attention les travaux actuels de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), y compris notamment le vote article-par-article du projet de la Constitution entamé par l’ANC le 3 janvier 2014 et représentant l’étape finale du processus d’élaboration menant à l’adoption d’un texte fondateur qui façonnera l’avenir de la Tunisie pour les générations futures.
Le Hcdh salue les efforts entrepris jusque-là au sein de la «Commission des Consensus» chargée de parvenir à des accords sur les principales questions litigieuses de ce projet. Le Hcdh prend note, également, de la révision le 2 janvier 2014, par la plénière de l’ANC, du règlement intérieur qui rend les recommandations de la «Commission des Consensus» contraignantes pour les divers groupes parlementaires qui composent l’ANC.
Notant, par ailleurs, que plusieurs des recommandations produites par la commission sont à même de renforcer la protection constitutionnelle des droits et libertés, le Hcdh est d’avis cependant que certaines de ces recommandations ne vont pas assez loin et plusieurs questions essentielles n’ont toujours pas été réglées de façon à garantir la pleine conformité de la nouvelle Constitution avec les normes internationales des droits de l’Homme et les obligations de la Tunisie au regard du droit international.
Confiant dans votre long parcours de défenseur chevronné des droits de l’Homme et dans le rôle que vous avez constamment assumé en vue de la réalisation d’arbitrages cohérents entre les différentes positions, parfois nécessairement divergentes, le Hcdh estime crucial, Monsieur le Président, que vous pesiez personnellement de tout votre poids en vue d’introduire les  modifications les plus urgentes par rapport au texte du projet, qui peuvent être résumées, ci-après, autour des points suivants.
A) L’affirmation claire et sans ambiguïté de la primauté des conventions internationales des droits de l’Homme ratifiées par la Tunisie sur les lois nationales
La formulation actuelle de l’article 19 est chargée d’ambiguïté, et ce, en prenant soin de spécifier que les traités ratifiés par l’Assemblée des Représentants du Peuple sont supérieurs aux lois internes mais « …inférieurs à la Constitution ». Cette précision qui n’existait pas dans l’article 32 de la Constitution du 1er juin 1959 paraît inutile en ce sens qu’elle pourrait être assimilée à une sorte de «réserve générale constitutionnelle» par laquelle la Tunisie s’interdirait à l’avenir de donner effet aux traités internationaux relatifs aux droits de l’Homme qui pourraient être interprétés par les juges comme étant contraires à l’article 1er de la Constitution – notamment à la référence à l’Islam comme religion-, ce qui serait de nature à élever au rang d’un principe constitutionnel la déclaration générale exprimée par la Tunisie lors de la ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw) et d’annuler, en même temps, les progrès accomplis par la Tunisie, à la faveur du Décret-loi n°2011-103 du 24 octobre 2011, de retirer les réserves aux dispositions des articles 9 Para. 2, 16 Paras c, d, f, g, h, et 29 Para 1, ainsi que la déclaration concernant l’article  15, Para. 4, émises lors de la ratification en juillet 1985 de la Cedaw, donnant ainsi un frein aux efforts entrepris et salués, à juste titre, par nombre d’Etats, tel que cela est reflété dans le rapport du Groupe de travail sur l’Examen périodique universel (A/HRC/21/5, 9 juillet 2012).
De même, l’affirmation expresse par l’article 19 du projet de Constitution que les traités ratifiés sont supérieurs aux lois internes mais «…inférieurs à la Constitution» pourrait annuler les progrès accomplis par la Tunisie, à la faveur notamment de la loi du 3 juin 2008, de retirer sa déclaration générale et ses réserves relatives aux articles 2 et 7 de la Convention relative aux droits de l’enfant.
Enfin, convient-il d’éviter de limiter les traités internationaaux visés par l’article 19 précité à ceux « …ratifiés par l’Assemblée des Représentants du Peuple », formulation qui pourrait être interprétée comme voulant exclure les traités approuvés par les organes législatifs précédents. L’article 19 devrait se référer à tous les traités «dûment approuvés et ratifiés»
R1- Tout cela amène à recommander que l’article 19 reprenne une formulation générale reconnaissant la primauté des traités internationaux relatifs aux droits de l’Homme sur les lois internes, sans autre précision qui pourrait susciter des débats et restrictions ultérieures au niveau des décisions judiciaires, administratives ou autres. La formulation pourrait être la suivante : «Les traités internationaux dûment approuvés et ratifiés ont valeur supérieure aux lois internes».
B)  L’inclusion d’une disposition expresse à l’article 45 dédié aux droits de la femme, énonçant le principe d’égalité entre l’homme et la femme et la non-discrimination à l’égard des femmes dans toutes ses dimensions.
Tout en saluant les dispositions de l’article 20 du projet de Constitution affirmant le principe de l’égalité des citoyens et citoyennes dans les droits et obligations ainsi que leur égalité devant la loi sans discrimination, le Hcdh rappelle les observations finales adoptées par le Comité Cedaw, à l’issue de l’examen le 7 octobre 2010, des cinquième et sixième rapports périodiques de la Tunisie, où ledit Comité  regrette que le principe de l’égalité des hommes et des femmes ne soit pas inscrit dans la Constitution, et qu’aucune définition de la  discrimination à l’égard des femmes n’y figure, comme prescrit à l’article premier de la Convention. Le Comité demande, en conséquence, à la Tunisie «…d’inscrire, dans la Constitution ou toute autre loi nationale pertinente, le principe de l’égalité entre femmes et hommes, conformément à l’alinéa a de l’article 2 de la Convention, ainsi qu’une définition de la discrimination fondée sur le sexe, conformément à l’article premier de la Convention, et d’élargir la responsabilité de l’État pour les actes de discrimination qui sont le fait du secteur public ou privé, conformément à l’alinéa e de l’article 2 de la Convention, en vue de parvenir à l’égalité formelle et réelle entre femmes et hommes » (Cedaw/C/TUN/CO/6, 22 octobre 2010, Paras. 14 et 15).
Le Hcdh est préoccupé, au surplus, de la résistance à inscrire expressément les principes d’égalité des droits et de non-discrimination à l’article 45 du projet de Constitution, spécifiquement dédié aux droits de la femme, lequel se limite à consacrer le principe de l’égalité des chances, alors que le principe de non-discrimination a été, utilement, introduit dans la dernière version de  l’article 46 dédié aux droits de l’enfant et de l’article 47 dédié aux droits des personnes ayant un handicap ! Convient-il de rappeler, de surcroît, que la Cedaw est le traité international par excellence consacré à la non-discrimination, de sorte que toute omission consistant à ne pas inscrire, dans l’article 45, le principe de l’égalité entre femmes et hommes, qu’une définition de la discrimination fondée sur le sexe conforme à l’article premier de la Cedaw serait interprétée comme un recul en ce domaine
R2- Inscrire, expressément, à l’article 45 du projet de Constitution spécifiquement dédié aux droits de la femme le principe selon lequel « Les hommes et les femmes sont égaux et ont droit à la pleine égalité en droit et en fait, ainsi qu’à l’égalité des chances dans tous les domaines de la vie — qu’ils soient civils, culturels, économiques, politiques ou sociaux —, tels que définis dans les normes internationales relatives aux droits de l’Homme».
R3- Amender la phrase suivante: « L’État prend toutes les mesures nécessaire pour éliminer la violence contre la femme » pour y inclure « toutes formes de discrimination et de violence contre les femmes».
R4- Ajouter une disposition visant à amener l’État à adopter des mesures positives dans tous ces domaines pour parvenir à une émancipation effective et égale des femmes.
C) Autres modifications les plus urgentes
Parmi les autres modifications les plus urgentes, le Hcdh recommande  ce qui suit :
R5- Améliorer la formulation de l’article 20 du projet de Constitution relatif au principe de l’égalité et de la non-discrimination devant la loi, en étendant son application et son bénéfice à toute personne relevant de la juridiction nationale tunisienne, les citoyens comme les étrangers. L’article 20 devrait préciser que la discrimination, directe et indirecte, est interdite pour des raisons de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre, d’origine nationale ou sociale, de propriété, de naissance, de handicap, ou toute autre situation;
R6- Amender les dispositions du Préambule du projet de Constitution dans ses références aux «… droits de l’homme suprêmes/nobles et universels», en supprimant “suprêmes/nobles” étant donné que cela pourrait être interprété comme impliquant l’existence d’une hiérarchie des droits de l’Homme universels et en y substituant la référence aux « …droits de l’Homme universels, indivisibles, interdépendants et intimement liés » tel que cela est affirmé dans la Déclaration et le Plan d’action de Vienne adoptés par le Sommet mondial des droits de l’Homme de 1993;
R7- Renforcer davantage l’article 48 relatif au rôle dévolu à la loi en matière de mise en œuvre des droits et libertés consacrés par la Constitution, en incluant une disposition obligeant les juges à toujours interpréter les textes de loi, y compris la Constitution, de manière plus favorable à l’application d’un droit ou d’une liberté fondamentale, en précisant qu’ils doivent tenir compte de l’interprétation des traités relatifs aux droits de l’Homme par tous les organes conventionnels, en tant que norme minimale ;
R8- Renforcer les garanties des droits économiques, sociaux et culturels, en précisant que la Tunisie a l’obligation de respecter, de protéger et mettre en œuvre progressivement le plein exercice de ces droits, en utilisant le maximum des ressources disponibles dans le pays, notamment en prévoyant des mécanismes spécifiques pour mettre graduellement en œuvre ces droits ;
R9- Indiquer clairement une interdiction des traitements ou peines cruels, inhumains et dégradants et faire respecter le principe de non-refoulement, c’est-à-dire le retour forcé vers un pays où il y a un risque sérieux de persécution;
R10- Définir les droits et libertés non susceptibles de dérogation « indérogeables » intangibles même en situation d’état d’urgence, en précisant clairement dans l’article 79 que toute restriction aux droits et libertés doit être définie par la loi, en étant manifestement nécessaire dans le but de protéger un objectif légitime, d’une manière qui soit proportionnée à la protection de cet objectif, pour une durée limitée, nécessaire aux exigences de la situation, et sous réserve de contrôle constitutionnel juridictionnel.
A la lumière des dispositions ainsi visées, la liste des droits devrait comprendre, au minimum, les droits suivants:
- Droit à la vie, y compris l’interdiction d’imposer la peine de mort pour des crimes commis par des personnes de moins de 18 ans ni son exécution contre des femmes enceintes,
- Interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants;
- Principe de légalité en matière pénale;
- Reconnaissance de la personnalité juridique de chacun;
- Droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
A la lumière de la jurisprudence internationale et de l’Observation générale n° 29 du Comité des droits de l’Homme sur la question des dérogations aux droits garantis, la liste des droits indérogeables devrait être interprétée de façon à inclure, également, les droits suivants:
- Droit pour toute personne privée de sa liberté d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ;
- Interdiction de la prise d’otages, des enlèvements ou des détentions non reconnues ;
- Interdiction des privations arbitraires de liberté ou l’inobservation de principes fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption d’innocence ;
- Droit d’introduire un recours devant un tribunal, dans le but de permettre au tribunal de statuer sans délai sur la légalité d’une détention.
R11- Intégrer dans l’article 104 les normes internationales sur l’indépendance de la magistrature, notamment l’affirmation sans équivoque de la garantie d’inamovibilité, ainsi que les garanties relatives à la nomination, l’évolution de la carrière et la discipline. Préciser que la révocation des juges n’est possible que pour faute grave, à la suite de garanties d’un procès équitable et lorsque décidée par un haut conseil de la magistrature. De plus, le chapitre sur le pouvoir judiciaire devrait inclure des garanties solides de l’indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif.
Excellence,
Nous sommes persuadés que les efforts accrus que vous ne manquerez pas d’accomplir en vue de l’introduction des modifications urgentes et améliorations au texte du projet de Constitution, permettront aux Tunisiennes et Tunisiens d’inscrire éternellement les droits humains et l’humanité tout entière dans leur confiance !
Bien Cordialement

 

(Genève, le 6 janvier 2014)

Auteur : Navi Pillay (Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme)

 

La presse de Tunisie, le 09/01/2014